mercredi 14 juillet 2010

Les drames de Saint-Martin-le-Gaillard et de Douvrend (4/4)

Le procès, condamnations et exécutions

    Lors de sa séance du lundi 19 février 1838, la Chambre des mises en accusation est saisie des procédures instruites sur les deux crimes de Saint-Martin-le-Gaillard et de Douvrend.
Elle y joindra, pour faire bonne mesure, un troisième crime non élucidé et commis six ans plus tôt, dans la nuit du 8 au 9 août 1831, à Saint-Pierre-des-Jonquières.
La veuve Lambert, 87 ans, possède des terres alentours. Elle a vendu quelques parcelles pour subsister et la nouvelle s'en propage rapidement dans tout le village. Le soir même, elle est assassinée et dépouillée de ses biens avec une abominable sauvagerie, dont on retrouvera plus tard la manière d'opérer.
Pour l'autorité judiciaire, soucieuse de porter un coup d'arrêt aux agissements de bandes organisées qui tuent, pillent et sèment la terreur dans les villages, nulle doute que le mode opératoire et la violence portent, en dépit de leurs dénégations, la signature de la famille Fournier !

    Le jeudi 15 mars 1838, la foule se presse aux portes du palais de Justice de Rouen où va siéger la  Cour d'assises. Des cartes spéciales d'accès ont été parcimonieusement délivrées et on assiste à une mêlée de grands avocats et de juristes soucieux de se trouver une place. Ils doivent rester debout et certains même  s'insurgent contre le service d'ordre qui voulait les faire sortir de la salle. La salle d'audience est pleine en quelques instants, mais le Président Levesque sait faire rétablir l'ordre avec la fermeté qui le caractérise. Les débats dureront cinq jours.

    M. Mesnard, Procureur-général procède à l'exposé de l'accusation et déclare aux jurés : "Armez-vous de courage, car vous serez témoins d'horribles choses".
Il termine en adjurant les témoins de dire toute la vérité, sans crainte, puisqu'ils sont sous la protection de la justice. 162 témoins défileront devant la cour.
Ils paraissent, pour une forte majorité, plutôt à charge contre les accusés, complétant parfois leurs premiers témoignages de "ouï-dire". Au mieux, ils font preuve d'une prudente réserve n'ayant rien à reprocher ou n'ayant pas de relation avec les prévenus.
L'accusation s'efforce de démontrer que la manière dont les coups ont été portés, leur violence en toute insensibilité, sont bien le fait de bouchers de profession, habitués à assommer et à tuer des bestiaux, sans plus de remords. Le fait que Toussaint Fournier est gaucher comme l'un des assassins est aussi mis en exergue.


    Le maire de Saint-Martin-le-Gaillard rappelle la mauvaise réputation de Toussaint déjà chassé de Wanchy pour vol et dont le métier de boucher était plus qu'occasionnel. Napoléon Godry avait été condamné pour vol de bottes de foin. "On disait" qu'Euphémie Godry, sa soeur, était la concubine de Toussaint Fournier. La femme de Napoléon n'avait pas non plus bonne presse : son père avait été exécuté en 1817. Les fanfaronnades tenues antérieurement à plusieurs personnes par Toussaint, comme quoi "pour 1 000 F, il pourrait tuer son père ... pour 10 000 F, il lui plairait d'assassiner trois ou quatre personnes ..." et d'autres réflexions haineuses contre les curés lui sont hautement préjudiciables.

    Enfin, l'histoire du petit sac trouvé entre les mains de Catherine, la fille de Toussaint, débouche sur un témoignage accablant de la fillette qui pèsera lourd dans la balance. L'enfant est entendu, non pas comme témoin en raison de son jeune âge,  mais en vertu du pouvoir discrétionnaire du Président. Elle confirme, malgré la mise en garde du Président d'avoir à en répondre devant le "bon Dieu", que sa mère l'avait obligé à mentir en disant que toute la famille était couchée à huit heures trente, alors que son grand-père (Nicolas Augustin) et sa tante (Marie Euphémie Gaudry) étaient bien avec eux ce soir là et que son père les a fait coucher en disant : "dormez bien, il faut que j'aille chez M. le curé". Bref, un portrait de famille propre à convaincre les jurés de leur culpabilité.




    Passant au crime de Douvrend, le Président fait circuler parmi les jurés des bocaux contenant les têtes de l'abbé Michel et de sa servante Latteux : certains jurés détournent la tête refusant de regarder ces macabres pièces à conviction. Le procureur souligne alors les similitudes dans l'exécution des crimes, s'appuie sur les traces de pas dans le jardin : deux des meurtriers ont marché pied-nus et il y a une adéquation parfaite, selon les médecins appelés comme experts à la barre, entre l'empreinte en cire et le pied de Napoléon Godry, en raison de sa courbure caractéristique et de l'épaisseur de son orteil. S'y ajoute que les cheveux retrouvés dans la main de Céleste Paris sont reconnus par les experts comme appartenant à Napoléon.

    Le crime des Jonquières paraît presque comme une répétition des faits, même si les inculpés nient farouchement connaître la victime ou être au courant de la vente des terres.

    Tout au long des débats, les accusés demeurent impassibles, totalement insensibles lors de l'évocation des atrocités. Seul, Napoléon Godry s'amuse parfois à interrompre la procédure par des remarques futiles. Ils se défendent avec maladresse, niant systématiquement chaque fait directement reproché et récusant tout témoignage défavorable.


    Le 22 mars, le Procureur général procède à un réquisitoire clair et sans appel. Les défenseurs ont une rude tâche pour développer leurs arguments.
Le Président soumet aux jurés les 62 questions auxquelles ils auront à répondre. Le jury délibère à peine trois heures : 53 réponses sont affirmatives.
Jean Nicolas Toussaint Fournier, Jean François Fournier, leur père Nicolas Augustin Fournier et Jean Baptiste Napoléon Godry sont condamnés à la peine de mort.
La Cour ordonne en outre que l'exécution ait lieu  en place publique de Saint-Martin-le-Gaillard, sans doute pour frapper les esprits.
Marie Madeleine Sophie Godry, femme de Toussaint Fournier, est condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Elle décèdera le 25 septembre 1845 à la centrale de Clermont dans l'Oise. Les autres prévenus, notamment Justine Guérin, femme de Napoléon Godry et Marie Euphrémie, soeur de ce dernier, sont acquittées.

    À l'énoncé du verdict Toussaint dit : "vous me condamnez pour un autre" ; François Fournier est anéanti et retombe sur son banc ; Napoléon Godry déclare : "je n'ai rien à réclamer, sinon que le jury commet à mon égard un véritable assassinat" ; quant au père Fournier, furieux, il s'en prend aux jurés "vous êtes une bande d'assassineux !"

    Cependant, les habitants des communes alentours trouvent trop long le temps qui s'écoulait entre condamnation et l'exécution. Enfin le jour fatidique fut fixé au 13 juin 1838.


Journal de Rouen 15.06.1868 - Archives départementales de Seine-Maritime

Dans, chaque village, de Dieppe à Saint-Martin-le-Gaillard, les habitants se rassemblent pour regarder passer le lugubre convoi.
Sur place, dès la nuit précédente, un nombre considérable de curieux est venu de toute la Seine inférieure : on estime à près de trente mille les personnes venues assister à l'exécution et les abords des bois de Justice prennent l'aspect d'une foire.
Le moment venu, dans leurs derniers instants, les condamnés protestent encore de leur innocence ... mais la justice passe.


Les têtes des suppliciés sont envoyées à Rouen à l'hôpital saint Yon pour examen
; les quatre cadavres furent enterrés dans une fosse commune du cimetière de Saint-Martin, non loin du monument, encore visible de nos jours, élevé à la mémoire de l'abbé Lhermina, de sa servante et de sa nièce.





Selon la croyance locale, sur la colline où fut dressé l'échafaud, quatre arbres furent plantés dans le sang des suppliciés, mais seulement trois ont poussé (les autres sont plus récents), ce qui fait dire à certains que parmi eux, il y avait peut-être un innocent.





Oh mes Aïeux ... ces drames resteront des années dans la mémoire des habitants  qui en feront allusion lors du double assassinat de mes ancêtres en 1845... mais ceci est une autre histoire ...


Fin.

Sources:
Pièces originales du procès
Revue de Rouen et de Normandie (1838)
Les grandes affaires criminelles de Seine-Maritime par Eddy Simon (2006)
Journal de Rouen - Archives départementales de Seine-Maritime

15 commentaires:

  1. Bravo Valérie pour cette série passionnante.

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  2. Merci Sophie :)

    Je vais tâcher de faire quelques articles plus gais maintenant ^^

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  3. Passionant c'est sûr!
    Le moulage des 2 têtes est impressionant. Et dire qu'avec les moyens de recherche actuels, on aurait pû confirmer la culpabilité des accusés rien qu'avec la mèche de cheveux de Napoléon Godry!

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  4. Il faut vraiment que je retourne au musée de la médecine où sont exposées ces têtes, j ai du y aller il y a une quinzaine d'années et je ne me souviens de pas grand chose!

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  5. Bonjour,
    Organisateur et passionné de randonnées, je me suis inspiré de votre blog afin de créer une rando sur le thème du crime de Saint-Martin.

    Lors de la reconnaissance du parcours, je me suis rendu sur le site des arbres en photo sur le blog, dans le hameau de Etocquigny sur les hauteurs. J'ai rencontré le propriétaire de la prairie qui m'a affirmé que ces arbres ne sont pas du tout ceux cités dans l'histoire.
    Les 3 arbres se trouvent en contrebas dans une prairie à gauche le long du GR qui monte à Etocquigny. Information confirmée également par un agriculteur voisin.
    A l'occasion je vous adresserai une photo du lieu exact
    Salutations

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  6. Bonjour,

    Ravie que cet article vous ait inspiré pour la randonnée.

    En ce qui concerne les arbres, ca m'apprendra à ne pas vérifier mes sources. Je suis bien sur intéressée par la photo de l'endroit exact que j'insérerai dans cet article.

    Cordialement

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  7. bonjour,
    une bande dessinée qui illustre ce fait divers est en cours de realisation.
    Le tome 2 sortira pour décembre 2013.

    http://www.anbd.fr/ (site de l'éditeur).

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  8. et quand avez vous pensé ?

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    1. Très bien, bravo aux scénariste et dessinateur!
      Je vais m'empresser de renvoyer mon bon de souscription (que j'avais eu avec le 1er tome) pour acheter le 2e tome!

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  9. Je suis habitant d' etocquigny mais je n' y ai aucune attache familiale. Mais cette histoire vraie, mérite un film ou un téléfilm. J' ai lu le livre historique, sorti à l' époque sur ces crimes de saint Martin le gaillard. Mais je n' ai pas lu les bandes dessinées. Cette histoire criminelle est a lire. Pierre Brandt.

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  10. Ce n' est pas la seule histoire criminelle, dans son genre pour l' époque. Souvenez-vous du film de '' l' auberge rouge'' avec Fernandel, une histoire vraie également. Ou se passant plus dans la région et ayant peut-être inspiré les assassins du curé de saint Martin le gaillard, la bande dite ''les chauffeurs de la somme'', opérant dans de même conditions. Pierre brandt

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  11. Je suis habitant d' etocquigny mais je n' y ai aucune attache familiale. Mais cette histoire vraie, mérite un film ou un téléfilm. J' ai lu le livre historique, sorti à l' époque sur ces crimes de saint Martin le gaillard. Mais je n' ai pas lu les bandes dessinées. Cette histoire criminelle est a lire. Pierre Brandt.

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  12. Bonjour, Merci pour ce récit en ligne. Une très bonne synthèse de ce qui a pu être écrit. Et bravo pour la retouche de la photo des arbres plantés à l'emplacement de l'exécution. Mon épouse a disparu de la photo d'origine.;-) Une explication pour la présence de cinq arbres. Les deux aux extrémités et celui du centre sont les trois qui ont poussé sur les quatre plantés en carré. Le 2e à gauche et le 2e à partir de la droite sont des rejets qui ont poussé. Le quatrième arbre planté aurait dû se trouver au premier plan sur cette photo en formant un carré. Il na pas poussé. Lorsque j'étais enfant, mon grand-père Paul Dron né à St-Martin-le-Gaillard en 1898 (60 ans après les exécutions) me parlait de ces arbres plantés après l'exécution et me disait que "si le 4e arbre n'a pas poussé, c'est que l'un des quatre condamnés était innocent" (légende locale) ! Ce n'est qu'une trentaine d'années après le décès de mon grand-père que j'ai découvert l'histoire pour la lecture de la re-édition du livre d'Alexandre Bouteiller. Cordialement. Jean-Luc Dron

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    1. Bonjour Jean-luc,
      Merci pour votre commentaire et vos précisions concernant les arbres. Je réponds tardivement faute d'avoir reçu un message le notifiant.
      En ce qui concerne la photo, je ne l'ai absolument pas retouchée. Je ne me souviens plus où je l'avais trouvée malheureusement.

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